Ministère de la Justice Canada (Re), 2022 CI 21

Date : 2022-04-21
Numéro de dossier du Commissariat : 5821-01072
Numéro de dossier de l’institution : A-2021-00161.ST

Sommaire

La partie plaignante allègue que le délai de 2 280 jours pris par le ministère de la Justice Canada (Justice) pour répondre à une demande d’accès en vertu la Loi sur l’accès à l’information est déraisonnable.

Justice a avisé la partie plaignante qu’il aurait besoin de 2 280 jours supplémentaires au-delà du délai initial de 30 jours, en vertu des alinéas 9(1)a) et 9(1)b) de la Loi, pour terminer le traitement de la demande.

Justice n’a pas démontré qu’il satisfaisait à tous les critères de l’alinéa 9(1)a), et plus particulièrement, il n’a pas suffisamment justifié la durée de la prorogation qu’il a prise.

La Commissaire à l’information a ordonné au ministre de la Justice de fournir immédiatement une réponse finale.

Justice a avisé la Commissaire qu’il se conformera à son ordonnance et répondra immédiatement à la demande.

La plainte est fondée.

Plainte

[1]      La partie plaignante allègue que le délai de 2 280 jours pris par le ministère de la Justice Canada (Justice) pour répondre à une demande d’accès en vertu la Loi sur l’accès à l’information est déraisonnable.

Enquête

[2]      L’article 7 exige que les institutions répondent aux demandes d’accès dans un délai de 30 jours, à moins d’avoir transmis la demande à une autre institution ou pris une prorogation de délai valide conformément aux critères de l’article 9.

[3]      Le 31 mai 2021, Justice a reçu une demande de renseignements liée à un nouvel organisme de réglementation pour les plateformes en ligne et les images nuisibles diffusées sans consentement.

[4]      Justice a suspendu le traitement du dossier du 8 au 17 juin 2021 pour obtenir des précisions de la partie plaignante, ce qui a prorogé le délai de 30 jours prévu par la Loi. Justice avait donc jusqu’au 9 juillet 2021 pour répondre.

[5]      Le 9 juillet 2021, Justice a avisé la partie plaignante qu’il aurait besoin de 2 280 jours supplémentaires au-delà du délai initial de 30 jours, en vertu des alinéas 9(1)a) et 9(1)b) de la Loi, pour terminer le traitement de la demande. Si cette prorogation est valide, la date d’échéance serait reportée au 6 octobre 2027.

[6]      Le Commissariat à l’information a reçu la plainte en question le 13 juillet 2021.

Alinéa 9(1)a) : prorogation du délai en raison de la quantité de documents

[7]      L’alinéa 9(1)a) permet aux institutions de proroger le délai de 30 jours dont elles disposent pour répondre à une demande d’accès lorsqu’elles peuvent démontrer ce qui suit : 

  • la demande vise un grand nombre de documents ou nécessite que l’institution fasse des recherches parmi un grand nombre de documents; 
  • l’observation du délai entraverait de façon sérieuse leur fonctionnement;
  • la prorogation de délai doit être d’une période que justifient les circonstances.

[8]      Pour proroger le délai, les institutions doivent, dans un délai de 30 jours suivant la réception de la demande d’accès, aviser la personne qui a fait la demande :

  • qu’elles prennent une prorogation en vertu de l’alinéa 9(1)a) pour répondre à la demande d’accès;
  • de la durée de celle‐ci;
  • que la personne a le droit de déposer une plainte auprès de la Commissaire à l’information à propos de la prorogation.

La demande vise-t-elle un grand nombre de documents ou nécessite-t-elle d’effectuer des recherches parmi un grand nombre de documents?

[9]      Au moment où Justice a pris sa prorogation de délai, il estimait que plus de 30 000 pages pourraient être considérées comme répondant à la demande. Cependant, il était possible que cela comprenne des documents en double.

[10]    L’estimation du nombre de pages obtenue par Justice est fondée sur la quantité de mégaoctets de renseignements contenus dans les dossiers numériques désignés par l’un des bureaux de première responsabilité (BPR), en plus du nombre de pages indiquées par d’autres BPR.

[11]    Je suis d’avis que l’estimation du nombre de pages désignées comme répondant à la demande ou parmi lesquelles il faudrait éliminer les documents en double constitue un grand volume de documents. Par conséquent, le premier critère d’une prorogation valide conformément à l’alinéa 9(1)a) est respecté.

Le fait de répondre à la demande dans un délai de 30 jours entraverait-il de façon sérieuse le fonctionnement de Justice?

[12]    Dans ses observations initiales présentées au Commissariat, Justice explique qu’il faudrait au moins 60 analystes à temps plein pour traiter les documents répondant à la demande dans un délai de 30 jours, ce qui reviendrait à quadrupler le nombre d’analystes au sein de son Bureau de l’accès à l’information et de la protection des renseignements personnels (AIPRP), lesquels travailleraient exclusivement sur cette demande.

[13]    Je suis d’avis que, au vu du grand volume de documents, répondre à cette demande dans un délai de 30 jours aurait entravé de façon sérieuse le fonctionnement de Justice.

La durée de la prorogation est-elle raisonnable? 

[14]    Selon les observations de Justice, la prorogation de délai de 2 190 jours prise en vertu de l’alinéa 9(1)a) était fondée sur les estimations concernant des documents pertinents sur un sujet complexe et sensible qui nécessitent une consultation auprès d’un intervenant interne spécialisé.

[15]    Justice a expliqué que, pour être en mesure de répondre à la demande, il devrait faire appel à des analystes ayant une expérience considérable du sujet de la demande, en plus de mobiliser d’autres ressources humaines et informatiques. Justice a également expliqué qu’en raison de la complexité, de la sensibilité et des diverses cotes de sécurité des renseignements demandés, cette demande nécessitera la participation d’analystes expérimentés qui travailleront à distance et sur place.

[16]    Justice a affirmé qu’au moment de déterminer la prorogation appropriée, en plus de tenir compte de la quantité et de la complexité prévues des documents sensibles, il a pris en considération les réalités opérationnelles relatives à la nécessité de consulter un intervenant interne spécialisé. Selon Justice, il faudrait consulter plus de dix intervenants internes et externes pour assurer une application adéquate des exceptions et des exclusions conformément à la Loi.

[17]    Justice soutient que la prorogation n’était fondée sur aucune politique institutionnelle visant à limiter le nombre de pages d’accès traitées par mois. Cependant, il a soutenu que l’orientation du Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada concernant le traitement de 500 pages par mois est prise en considération au moment de déterminer la façon d’établir des prorogations raisonnables pour des dossiers complexes, puisqu’il peut être difficile d’estimer le temps requis au début du traitement d’un dossier.

[18]    Justice résume la prorogation de délai de 2 190 jours (6 ans) de la façon suivante : 

  1. Détermination des consultations et évaluation des documents en double pour le dossier de réponse à la demande – 30 semaines
  2. Analyse des documents – 150 semaines
  3. Consultation interne projetée auprès de l’expert en la matière et du BPR – 90 semaines
  4. Assurance de la qualité finale et décision – 42 semaines

[19]    Selon l’information et les observations fournies, je ne suis pas convaincue que la prorogation de délai est d’une durée raisonnable.

[20]    Compte tenu du volume de documents en cause et de leur supposée complexité, j’admets que le travail à effectuer pour analyser les documents, désigner les experts en la matière et les BPR ainsi qu’entreprendre les consultations internes prendra du temps. Cependant, je ne suis pas d’avis que Justice a suffisamment démontré le lien entre les justifications mises de l’avant et la durée de la prorogation prise.

[21]    Par exemple, Justice n’a pas expliqué comment il a calculé la durée des diverses étapes envisagées pour traiter la demande ni pourquoi certaines étapes ne pouvaient pas, en tout ou en partie, être exécutées en même temps que d’autres. Justice ne donne aucun détail sur la façon dont il a calculé la période de 42 semaines dont il a besoin pour effectuer l’assurance de la qualité finale et prendre une décision, après avoir attribué 240 semaines à l’analyse des documents et aux consultations internes.

[22]    Aucun élément de preuve n’a été produit pour démontrer que Justice avait procédé à un échantillonnage des documents qu’il avait récupérés dans les 30 jours suivant la réception de la demande, afin de déterminer la mesure dans laquelle les documents sont répétitifs, déterminer quelles exceptions pourraient être applicables et la complexité de leur application, déterminer la proportion de l’échantillon pour laquelle la rétroaction des experts en la matière ou de l’intervenant interne serait nécessaire ou déterminer le nombre de pages qui pourraient être examinées et analysées par jour.

[23]    En l’absence d’autres explications justifiant la durée des diverses étapes dites nécessaires pour terminer le traitement de la demande, je ne peux pas conclure que le calcul de la prorogation de délai en vertu de l’alinéa 9(1)a) est suffisamment rigoureux, logique et soutenable.

[24]    Par ailleurs, selon l’information et les observations reçues, je ne peux pas conclure que la communication des documents dans un délai dans tout délai considérablement moindre que celui établi entraverait de façon sérieuse le fonctionnement de Justice. Même si Justice a affirmé que le traitement de la demande dans un délai moindre monopoliserait injustement les ressources, ralentirait ses activités habituelles et compromettrait le droit d’accès d’autres Canadiens, cette affirmation n’était appuyée par aucun renseignement précis concernant : la charge de travail globale du Bureau de l’AIPRP ou des BPR de Justice, le nombre d’employés au Bureau de l’AIPRP; le nombre moyen de pages traitées par le Bureau de l’AIPRP par année; la complexité relative de cette demande par rapport à d’autres selon un échantillon des documents en question; la place qu’occupe la demande dans le contexte plus vaste de la charge de travail et des autres priorités de Justice.

[25]    Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que la prorogation prise en vertu de l’alinéa 9(1)a) n’est pas raisonnable.

Alinéa 9(1)b) : prorogation du délai aux fins de consultations

[26]    L’alinéa 9(1)b) permet aux institutions de proroger le délai de 30 jours dont elles disposent pour répondre à une demande d’accès lorsqu’elles peuvent démontrer ce qui suit :

  • elles doivent mener des consultations au sujet des documents demandés;
  • ces consultations rendent pratiquement impossible l’observation du délai de 30 jours;
  • la prorogation de délai doit être d’une période que justifient les circonstances.

[27]    Pour proroger le délai, les institutions doivent, dans un délai de 30 jours suivant la réception de la demande d’accès, aviser la personne qui a fait la demande :

  • qu’elles prennent une prorogation en vertu de l’alinéa 9(1)b) pour répondre à la demande d’accès;
  • de la durée de celle-ci;
  • que la personne a le droit de déposer une plainte auprès de la Commissaire à l’information à propos de la prorogation.

Les consultations sont-elles nécessaires?

[28]    Selon les renseignements disponibles au moment où la prorogation a été prise, Justice savait que les documents devraient être examinés par au moins deux autres ministères.

[29]    Je suis d’avis qu’en raison de la nature des documents, des consultations auprès d’autres ministères sont nécessaires.

La durée de la prorogation est-elle raisonnable?

[30]    Dans ses observations, Justice a expliqué avoir utilisé des délais de réponses normaux pour les deux institutions qui devaient être consultées, et que des consultations supplémentaires avec d’autres ministères pourraient aussi être nécessaires.

[31]    Je suis d’avis qu’un délai de 90 jours pour consulter deux ministères distincts en vertu de l’alinéa 9(1)b) est raisonnable.

Paragraphe 10(3) : présomption de refus

[32]    Suivant le paragraphe 10(3), lorsque les institutions ne répondent pas à une demande d’accès dans le délai de 30 jours prescrit ou à la fin d’une prorogation de délai valide, elles sont réputées avoir refusé de communiquer les documents demandés.

[33]    Comme Justice n’a pas établi que sa prorogation de délai était raisonnable, la prorogation n’est pas valide et Justice est réputé avoir refusé de communiquer les documents demandés, suivant le paragraphe 10(3).

Résultat

[34]    La plainte est fondée.

Ordonnance

Conformément au paragraphe 36.1(1) de la Loi, j’ordonne au ministre de la Justice ce qui suit :

  • Fournir immédiatement une réponse finale;
  • Envoyer une copie de la lettre de réponse au Greffe du Commissariat à l’information par courriel (Greffe-Registry@oic-ci.gc.ca).

Le 18 janvier 2022, j’ai transmis au ministre de la Justice mon rapport dans lequel je présentais l’ordonnance que j’avais l’intention de rendre.

Le 18 février 2022, le dirigeant principal des finances de Justice a confirmé que Justice entend se conformer à mon ordonnance et répondre immédiatement à la demande. Compte tenu du travail déjà accompli, Justice s’attend à ce que tous les documents soient traités et qu’une décision finale soit rendue d’ici le 31 mars 2024, réduisant ainsi l’échéance initiale de presque 4 ans.

L’article 41 de la Loi confère à tous les destinataires du présent compte rendu le droit d’exercer un recours en révision devant la Cour fédérale. La partie plaignante et l’institution doivent exercer leur recours en révision dans un délai de 35 jours ouvrables après la date du compte rendu. La personne qui exerce un recours en révision doit signifier une copie de sa demande de révision aux parties intéressées, conformément à l’article 43. Si personne n’exerce de recours en révision dans ce délai, l’ordonnance prend effet le 36e jour ouvrable suivant la date du présent compte rendu.

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